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Devoir de vigilance européen : les ONG comptent livrer bataille

De gauche à droite : Juliette Renaud, Lucie Chatelain, Nayla Ajaltouni
Selon les ONG, la directive européenne sur le devoir de vigilance permettra aux entreprises d’échapper à leur responsabilité avec la mise en place de clauses contractuelles, d'audits ou de chartes éthiques. Que manque-t-il au texte ? Quelles sont leurs attentes ? Réponse avec les représentants de Sherpa, du collectif Ethique sur l’étiquette et des Amis de la terre.

 

« On aurait souhaité un texte plus ambitieux », regrette Juliette Renaud, responsable de campagne au sein de l’ONG Les Amis de la Terre. Selon elle, la proposition de directive comporte plusieurs écueils. « Elle devait remettre la responsabilité sur les entités qui ont le pouvoir : la maison-mère, la société donneuse d’ordre… Et non pas faire rebasculer vers les entités qui sont situées en-dessous dans la chaîne de valeurs ». En l’état actuel de sa rédaction, les entreprises pourraient donc « échapper à leur responsabilité avec la mise en place de clauses contractuelles ou de chartes éthiques ».

« Une approche tick the box »

Autre sujet d’inquiétude, « la définition et la liste des mesures de vigilance définies dans la proposition », ajoute Lucie Chatelain, en charge du plaidoyer sur le projet de directive sur le devoir de vigilance au sein de l’association Sherpa. « La directive ne prévoit pas une appréciation concrète de la qualité et de la suffisance des mesures prises par les entreprises ». Elle craint notamment « une approche tick the box des mesures que l’entreprise devrait prendre et qui permettrait ainsi de l’exonérer sans prendre en compte la qualité et de l’efficacité de ces mesures par rapport au contexte des opérations de l’entreprise ».

L’accent mis sur les process internes de compliance nous parait finalement protéger plus les intérêts de l’entreprise 

« Audit, code de conduite, clauses contractuelles … Ce sont des outils qu’on sait insuffisants pour prévenir les violations dans les chaînes de valeurs d’autant plus s’ils interviennent sans remise en question de certaines décisions commerciales, ou plus largement du modèle économique », poursuit Lucie Chatelain. Dans le secteur textile par exemple, «il est fréquent que les entreprises exigent l’insertion d’une clause dans les contrats avec leurs fournisseurs pour qu’ils respectent l’interdiction du travail forcé. Mais de l’autre côté, elles imposent que les t-shirts soient fournis dans un délai très court, et pour seulement quelques centimes. Cela génère souvent des abus dans ces chaînes d’approvisionnement sous pression et ce n’est pas un audit social réalisé une fois dans l’année qui va changer cette situation », estime Lucie Chatelain. « L’accent mis sur les process internes de compliance nous parait finalement protéger plus les intérêts de l’entreprise, apporter de la sécurité juridique aux entreprises mais au détriment des personnes affectées car l’entreprise pourra facilement se défendre lorsqu’une atteinte se produira ».

Renverser la charge de la preuve

Les ONG souhaitent aussi quelques ajustements afin d’améliorer l’accès des victimes à la justice. « C’est un parcours du combattant pour les personnes affectées pour demander réparation de leur préjudice devant le juge », se désole Juliette Renaud. Il devrait y avoir un renversement de la charge de la preuve à deux niveaux ». Pour elle, « cela devrait être aux entreprises et non aux victimes de prouver la relation de contrôle avec les entités qui composent leurs chaînes de valeurs » et « qu’elles ont mis en place toutes les mesures pour empêcher une violation des droits humains ou de l’environnement et que celles-ci ont été effectives ».

Nous nous battons pour améliorer ce texte qui comporte l’empreinte des lobbies économiques 

« Nous aurions souhaité voir apparaitre des mécanismes d’accès à l’information. En pratique, la majorité des informations pertinentes pour prouver la responsabilité sont détenues par l’entreprise elle-même, mais juridiquement la charge de la preuve, elle, repose sur les victimes et les ONG. Cela réduit leur faculté d’actionner efficacement les mécanismes de responsabilité en matière de vigilance », approuve Lucie Chatelain.

Un avis partagé par Nayla Ajaltouni, déléguée générale du Collectif Ethique sur étiquette (ESE). « Une entreprise responsable, c’est une entreprise qui n’entrave pas le développement d’une règlementation qui permet aux victimes d’accéder à la justice lorsque leurs droits fondamentaux sont violés ».

La pression des lobbies

« Ce texte doit briser l'impunité des multinationales. Nous nous battons pour améliorer ce texte qui comporte l’empreinte des lobbies économiques. La contractualisation des mesures de vigilance en est une. Faire peser la responsabilité sur leur chaîne de sous-traitance est un mécanisme classique de détournement. C’est leur modèle économique à l’origine des violations qu’il faut sanctionner », souligne-t-elle. Pour Juliette Renaud aussi, « le poids et l’influence des lobbies ont permis d’affaiblir le texte dans son œuf ».

Il y a eu un jeu de "good cop, bad cop"

« Pendant que la Commission préparait sa proposition, il y a eu un jeu de « good cop, bad cop » : certaines entreprises ou lobbies refusaient l'idée même d'une directive tandis que d'autres disaient la soutenir mais pour mieux affaiblir le contenu du texte. Sur de nombreux sujets comme la responsabilité juridique, l'étendue des chaînes de valeur ou le climat, on sait qu’il y a eu du lobbying », soutient-elle.

Sur le climat par exemple, « la directive se contente de demander aux entreprises d’adopter un plan en matière climatique mais sans aucun lien avec la responsabilité civile de l’entreprise. Y a -t-il eu une pression des lobbies sur ce point ?  On sait qu’il y a des craintes des entreprises en raison de l’augmentation des contentieux climatiques (Total, Shell). Il a peut-être été sciemment exclu », suggère-t-elle.

Mais l’espoir reste de mise. « Cette bataille, on va la livrer. Beaucoup d’associations sont mobilisées en France et au niveau européen. On mobilisera les citoyens également. Près d’un demi-million d’européens s’étaient déjà prononcés en faveur de nos demandes. On a une coalition assez forte qui porte la voix de nombreux citoyens européens, ainsi que de communautés et de travailleurs affectés partout dans le monde. On espère que le Parlement jouera son rôle », conclut Juliette Renaud.

 

 

Leslie Brassac
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Leslie Brassac