Dix ans après le Rana Plaza, où en est l'industrie de la mode ?

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Le 24 avril 2013, la manufacture du Rana Plaza située au Bangladesh s'écroulait. Une tragédie devenue le symbole du système mis en place par l'industrie de la mode. Dix ans après, quel bilan la mode peut-elle dresser ?

24 avril 2013. Les dangers de la fast-fashion s’imposent aux yeux de tous lors de l’effondrement du Rana Plaza, une usine de fabrication textile située à Dhaka, la capitale du Bangladesh.

Devant les médias du monde entier, mêlées au 1138 corps et aux décombres, les étiquettes au nom de marques de mode internationalement connues, dont chacun possède au moins une pièce dans ses armoires.

Une prise de conscience douloureuse s'impose : s’offrir les dernières tendances mode à bas prix a un coût. Et ce sont les travailleuses textiles qui le paient.

Depuis la catastrophe, les conditions de production de nos vêtements à l'autre bout du monde ont-elles pour autant évolué ?

Une poignée de dollars pour des centaines d'heures de travail

"Ce que je raconte ne vient pas d’une étude que j’ai menée ou d’une histoire que j’ai racontée, je parle de mon expérience personnelle. J’avais 12 ans quand j’ai commencé à travailler dans ce type d’usine aux côtés de mon frère de 10 ans", explique Kalpona Akter, ancienne ouvrière au Bangladesh, aujourd’hui activiste militant pour l’amélioration de la vie des travailleuses textiles au micro de Business of Fashion. À l’époque, elle gagne 6 dollars pour 400 heures de travail mensuel. Si aujourd’hui, le salaire a augmenté, son expérience reste une réalité pour quatre millions de travailleur·euses.

En 2023, le Bangladesh est toujours le deuxième producteur textile au monde, juste derrière la Chine. Une industrie estimée à 25 milliards de dollars.

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Et si le Rana Plaza est l’incident tragique et majeur qui a levé le voile sur les conditions de travail et de sécurité des ouvrier·ères du secteur, Kalpona Akter raconte : "Le premier incident dont je me souviens remonte à 1990. Un feu a tué 99 personnes, incluant le propriétaire. La raison ? Les portes étaient fermées à clé durant les heures de travail".

Selon The New York Times, entre 2006 et 2012, 500 ouvrier·ères textile auraient ainsi trouvé la mort sur leur lieu de travail sans qu’aucune action pour changer leur situation ne soit menée. Cinq mois avant l’évènement du Rana Plaza, en novembre 2012, 117 personnes décèdent dans l’incendie de l’usine Tazreen Fashion.

Aujourd'hui, nombreux sont les militants pour les droits des travailleurs à utiliser l'expression "Rana Plaza invisibles" pour rappeler que le Rana Plaza n'a pas été le premier incident mortel dans le monde de l'industrie textile mais aussi qu'il n'est pas le dernier.

Preuve s'il en faut avec l'exemple du Pakistan dont les travailleurs textiles sont, depuis plus de dix ans, victimes de l'absence de réglementation au sein de leur pays et de responsabilisation venant des marques qui font appel à ces usines. 

Le 12 avril 2023, une usine a d'ailleurs été ravagée par un incendie à Karachi. Quatre pompiers sont décédés et 13 autres ont été blessés. Un événement qui fait écho à celui du 12 septembre 2012 qui avait provoqué la mort de 255 travailleu.r.euse.s. 

Qui fabrique nos vêtements ?

"Who made my clothes ?", littéralement "Qui fabrique mes vêtements ?" Telle est la question que posent, en ce mois d'avril marquant les six ans de la catastrophe, les fondatrices de Fashion Revolution.

L'organisme, créé au lendemain du drame, a un objectif : forcer l’industrie de la mode a plus de transparence autour de ses procédés de production et obtenir des conditions de travail humaines pour ses travailleur·euses.

Cette année, la semaine de sensibilisation "exige une industrie mondiale de la mode sûre, juste et transparente". Car commémorer le Rana Plaza n'est pas seulement s'intéresser au passé mais s'assurer qu'il ne se reproduise plus.

Isabelle Quéhé, membre du bureau français de Fashion Revolution depuis sa création en 2014 et créatrice de l’Ethical Fashion Show, raconte : "Lorsque l’évènement s'est produit, le salaire moyen était de 38 dollars mensuels et grâce au travail des activistes, dont ceux de L’Ethique sur l’étiquette qui poussait également les marques à dédommager toutes les familles, le salaire est passé à 93 dollars. Pour vous donner une idée, le salaire minimum devrait véritablement atteindre les 200 ou 300 dollars par mois. On a donc encore beaucoup à faire".

Les actions menées depuis n'ont cependant pas été vaines. En 2017, la loi sur le devoir de vigilance est passée et rend responsables les entreprises de plus de 5000 salarié·es en cas de nouveaux drames dans les usines auxquelles elles font appel.

Si pour beaucoup la loi ne va pas assez loin, il n'empêche qu'elle a le mérite de poser un premier cadre juridique en France et qu'elle permet de tenir pour responsable les entreprises sur l'ensemble de leur chaîne de production.

Les travailleuses textiles, premières victimes de la fast-fashion

Autre fait à souligner : la vulnérabilité des ouvrières du textile. Si, depuis #MeToo, la mode tente de repenser la manière dont les femmes, notamment les mannequins, sont traitées au sein de l’industrie, pour autant, les ouvrières textile, qui représentent 85 % des travailleurs textile au Bangladesh, sont encore souvent les grandes oubliées.

Isabelle Quéhé : "Il faut avoir en tête qu’elles sont souvent abusées et exploitées. Il s’agit majoritairement d’anciennes femmes de ménage ou d'ouvrières agricoles venues travailler dans cette industrie en espérant une vie meilleure."

À peine arrivée, leurs rêves sont brisés. "On parle de travail sans contrat ni sécurité d’emploi où nombreuses sont celles qui subissent des violences, notamment sexuelles, et ont du mal à se faire entendre pour deux raisons : le tabou culturel et la peur de perdre leur travail", souligne quant à elle Kalpona Akter lors de sa prise de parole pour Business of Fashion.

Face à ce constat, une question s'impose : l'urgence environnementale, actuellement sur toutes les lèvres dans l’industrie de la mode, masquerait-elle celle du coût humain ?

"Tout est lié. Dans ces pays où on est parti produire, profitant de l’absence de réglementation du travail qui permet d'exploiter les gens, il n’y a pas non plus de réglementation environnementale. On dit qu’en Chine, on connaît les dernières tendances de couleur en regardant les fleuves. S’il n’y a pas de respect de l’environnement, il n’y a pas de respect humain. On se fiche des matières dangereuses et toxiques avec lesquelles ces ouvrier·ères travaillent", analyse Isabelle Quehé.

"L’Accord" Bangladesh, une réglementation qui sauve des vies

Il ne faudrait cependant pas croire que, sur place, rien n’a été fait. Trois mois après l’évènement du Rana Plaza, "L’Accord" sur la sécurité contre les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh était passé.

"Le problème, c’est qu’il est intervenu a posteriori, on le proposait depuis des mois, suite à l’incendie Tazreen, en 2012, mais aucune entreprise ne le signait alors", déplore Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif L’Ethique sur l’étiquette, ONG qui défend les droits humains au travail dans les chaînes de sous-traitance mondialisées dans l’industrie du textile.

Il n’est pas obligatoire pour les entreprises de le signer, mais à l'époque, il est largement suivi par celles-ci. Une fois ratifié, ce dernier oblige les entreprises à financer un système indépendant d’inspection des usines. Et Kalpona Akter de comparer : "Avant les accords, sur une période de cinq ans, on comptait une centaine d’employé·es décédé·es par an. Après les accords, en 2016, on en comptait zéro".

Si l'Accord a été mis en danger lorsque sa forme initiale a pris fin en 2018, les activistes ont cependant réussi à pousser certaines marques à accepter une prolongation de trois ans, puis de deux années de plus en 2021. 

Depuis 2018, le Ready-Made Garments Systainability Council (RSC) est appelé à prendre la suite de l'Accord dont le but est d'implémenter des mesures de sécurité dans les usines, notamment contre les incendies.

Si l'Association des industriels du textile s'est félicitée du résultat qui, selon elle, ouvre la voie à une auto-surveillance des industriels du Bangladesh, la nouvelle fait craindre de possibles corruptions. "

Ce nouvel organisme doit travailler selon les mêmes standards que ceux de l’Accord en termes de transparence, de défense des salarié·es et surtout d’indépendance envers les entreprises. Or, le patronat a déjà dit qu’il aimerait voir disparaitre l’accord et que le pays n’en avait plus besoin", a notamment commenté sur RFI Christie Miedema, de Clean Clothes Campaign.

"La mise en place de cette initiative nationale dans le secteur privé permettra de pérenniser les réalisations antérieures de l’Accord, de renforcer la sensibilisation locale en matière de santé et de sécurité et de préserver la capacité des marques et des détaillants mondiaux à continuer de collaborer avec leurs fournisseurs dans le but de maintenir et renforcer la sécurité dans l’industrie au Bangladesh", a indiqué le comité directeur de l'Accord dans un communiqué.

Malgré tout, la situation des travailleu.r·euses peine à s'améliorer comme le souligne The Diplomat, dans un article qui dresse le bilan de la situation témoignage de travailleuses textiles à l'appuie. 

Si les salaires ont augmentés - ils sont passés à 8 000 takka en 2018 soit 68€52 par mois - ils restent insuffisants. "Mon salaire mensuel est de 10 000 taka. Et si je fais des heures supplémentaires, le montant passe à environ 13 à 14 000 taka" explique l'ouvrière Rozina Begum, 25 ans, au média. "Avec ce bas salaire, il est vraiment difficile de tenir un mois complet".

Autre point majeur, si les travailleu.r.euses ont le droit de former des syndicats ils ont peur de perdre leur travail et/ou de subir des intimidations. Ces groupes sont pourtant nécessaires puisque beaucoup sont encore les usines à ne pas dédommager pour les accidents du travail et à refuser les arrêts maladie. La pandémie de covid-19 a d'ailleurs vu nombreuses marques annuler leurs commandes créant des pertes d'emplois majeurs au Bangladesh

S'il n'est pas parfait, L'Accord Bangladesh reste unique en son genre et se voit copier - à raison - par d'autres pays producteurs comme le prouve le Pakistan qui a fait entrer le sien en vigueur le 1er janvier 2023. Mais la route sera longue comme l'a prouvé l'incendie de Karachi le 12 avril dernier.

Un besoin urgent de règlementation internationale

"Ce n'est pas aux marques de fixer les règles et de définir leur agenda et calendrier quant au suivi et au contrôle des chaines de production", estime de son côté Nayla Ajaltouni.

"Il faut les encourager à l’amélioration des droits des travailleurs mais, parallèlement à cela, il faut mettre en place des réglementations nationales et internationales. Tant que les entreprises jouiront d’une impunité, la quête du moindre coût sera toujours privilégiée face aux dommages collatéraux".

Pour Isabelle Quéhé, point de salut sans information. "Il faut continuer l’éducation de tous. Aller dans les écoles, dans les rues, pour faire de l’information. Plus les gens seront éduqués, mieux ce sera pour tous. Sans oublier qu’il faut continuer à questionner les marques".

Le chemin vers une amélioration drastique et durable des pratiques paraît encore long.

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